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Le récit de Madame D.

Madame D. m’a fait confiance pour l’aider à mettre par écrit l’histoire de sa vie, qu’elle a choisi d’intituler Une petite histoire de ma longue vie. Dans ce livre, elle a pu raconter et transmettre à ses proches des événements importants de son histoire. C’est bien sûr Madame D. qui a choisi d’évoquer les thèmes qu’elle développe dans sa biographie. Mon travail a consisté à l’accompagner, à l’écouter et quelquefois à l’aider à creuser certains sujets.

Je la remercie d’avoir accepté que son récit, que vous pourrez lire ci-dessous, puisse servir à faire connaître mon travail.

Pour respecter la confidentialité de ce récit, tous les noms propres, (noms de villes, de rues, prénoms, noms de familles) ont été changés.
Je remercie Madame D. pour sa confiance.

    Une petite histoire de ma longue vie

    Télécharger la biographie complète de Mme D.

    Je suis née en 1931 à Redon. Mes parents tenaient une mercerie dans le centre-ville. Maman avait hérité ce commerce d’une tante célibataire. La tante Marie, merci à elle. Cela s’appelait « Le bouton d’or », et moi j’étais très fière auprès de mes copines du quartier car je trouvais que ce nom était très joli. J’ai été fille unique, mais heureusement Pierrette, Marcel et Jeannine, mes cousins, vivaient à trois maisons de la nôtre. Alors comme on s’entendait très bien, nous étions tout le temps fourrés les uns chez les autres et finalement on a été élevés comme des frères et sœurs. J’ai eu une sacrée chance ! On jouait tout le temps, on riait beaucoup, j’ai le souvenir d’une heureuse insouciance. Ce sentiment de joie intérieure et d’optimisme m’a suivi toute ma vie. Je n’ai rien fait pour avoir ce caractère, c’est juste ma nature. Quand ma mère disait que ma bonne humeur venait du côté de sa famille, mon père haussait les épaules pour dire qu’il n’était pas d’accord. Je sais que mes parents auraient voulu avoir plusieurs enfants, mais ma mère a eu un problème de santé et cela s’est arrêté avec moi.
     

    Mes parents s’entendaient bien, le commerce marchait très fort. Papa avait une formation d’apprenti boucher mais il a été embarqué presque malgré lui dans l’aventure de la mercerie. Quand il a fini son régiment, ils se sont mariés, mais il n’avait pas encore trouvé de place chez un patron, alors il a aidé Maman à la boutique. Et comme il y a eu tout de suite pas mal de travail, finalement il est resté. Heureusement, il s’est lancé au bout de quelques années dans la vente et la réparation des machines à coudre. C’était plus une affaire d’homme ça, il s’y retrouvait mieux. Mais c’est quand même drôle quand on y pense, parce qu’il aurait dû découper des côtelettes et faire du boudin, et au lieu de ça, il a vendu des boutons de veston et de la toile de Jouy. C’est la vie qui est comme ça, par moments il faut suivre le chemin devant soi et avancer. En plus de la mercerie, Maman avait développé un rayon de chapeaux pour dames, de gants, de foulards et de sacs. Dans ces années-là, beaucoup de femmes portaient un chapeau. Maman avait eu la bonne idée de proposer aux clientes de personnaliser leurs couvre-chefs, avec des rubans ou des fleurs en tissu. Forcément, cela plaisait beaucoup. Ma mère avait un vrai plaisir à discuter avec la clientèle, elle était aimable de nature et pas seulement commerçante, les gens l’aimaient bien. Bien sûr, c’était elle la patronne de la boutique. Comme mon père était intelligent, il prenait ça bien.
     

    Un jour, j’ai assisté à une dispute entre mes parents. Cela criait fort, j’ai eu très peur. Mon père reprochait à Maman de trop faire crédit à certaines clientes, en particulier à une cousine à elle qui prenait beaucoup d’articles et à qui il fallait toujours réclamer. Mais Maman a tenu bon, elle a dit que sa cousine payait toujours au final. La voir tenir tête à papa, cela m’a marquée, j’ai trouvé qu’elle était courageuse. Elle était dans son droit, elle le savait, alors elle n’a rien lâché.


    Mon école, c’était chez les bonnes sœurs. Mes parents n’étaient pas croyants mais ils pensaient que c’était mieux pour l’éducation. Je me souviens de sœur Angèle, qui était très gentille avec nous. Chaque matin, en arrivant, elle nous faisait la lecture de la Comtesse de Ségur, des histoires de petites filles sages ou moins sages. Personne ne bougeait, on aimait bien ça. Sœur Angèle était originale, elle nous faisait découvrir des métiers. Nous avons visité un fournil de boulanger, un atelier de cordonnier, et aussi le centre des impôts à Rennes, parce que son frère y était responsable. À l’époque, personne ne faisait ce genre de visite, sœur Angèle était en avance sur son temps. Aux impôts, en voyant toutes ces personnes assises à leur bureau avec des papiers partout, je me suis dit que je ne ferais jamais un travail comme celui-là. Et puis finalement, des années après, moi aussi j’ai travaillé comme comptable, assise devant un bureau, avec des papiers remplis de chiffres. Il paraît qu’il ne faut jamais dire jamais, c’est quand même vrai.

    J’ai eu sœur Angèle, et puis sœur Monique. Là, ce n’était pas la même musique. Je peux bien le dire maintenant, c’était une peste cette femme ! Elle n’aimait pas les enfants, elle n’aurait jamais dû faire ce métier. Si une élève ne savait pas parfaitement sa récitation, elle la mettait dans le fond de la classe, à genoux sur une règle en fer. Cela faisait très mal. Si on était surprises en train de parler pendant le cours, elle nous mettait un bonnet d’âne sur la tête et une pancarte autour du cou, pendant une heure. Il y avait le choix entre deux pancartes : « Je suis un âne » ou « Je suis une idiote. » Vous parlez d’un sacré choix, c’était carrément humiliant ! Un jour, j’y suis passée moi aussi et j’ai choisi « Je suis un âne », parce que dans ma petite tête, je me disais que comme j’étais une fille, la pancarte aurait dû dire « Je suis une ânesse ». Donc cela ne comptait pas. J’étais assez finaude quand même… J’ai parlé à mes parents de ce qui se passait avec sœur Monique, mais ils n’ont pas voulu faire de problèmes avec l’école. Aujourd’hui, heureusement, on n’accepterait plus ni la violence ni l’humiliation. Et la mauvaise bonne sœur serait passée en conseil de discipline. Il y a eu du progrès là-dessus. Mais bon, moi, avec le temps, je retiens surtout sœur Angèle, sa gentillesse et ses belles histoires.

    Un jour, on jouait à la marelle entre cousins sur la grande place, devant la boutique, et on a vu que des attroupements de personnes se faisaient ici et là. Les gens avaient des mines graves, discutaient à voix basse, comme à la sortie des enterrements. Papa est venu vers nous, il avait un air très sérieux lui aussi. Il nous a dit que la France était entrée dans la guerre. C’était le 3 septembre 1939, le jour de mon anniversaire ; vous parlez d’un sacré cadeau !... Forcément, c’est un moment que je n’oublierai pas. Mon père était très inquiet, mais il voulait nous faire croire que ce n’était pas si grave que ça. Mais comme on dit, « le cœur ne ment pas », et celui de papa devait battre bien fort vu sa mine inquiète. Nous les enfants, on ne savait pas trop ce que c’était que la guerre. On savait juste que c’était dangereux, qu’on pouvait mourir, que c’était triste. Mon grand-père paternel était mort à Verdun et quand mon père en parlait, très rarement d’ailleurs, on voyait qu’il était malheureux. Dans ma tête d’enfant, la guerre c’était du passé, dans l’histoire, un truc pour les vieux. Que ça nous arrive dans notre vie à nous, c’était inimaginable, mais pourtant c’était bien vrai, on était en guerre !

    Mon père a été mobilisé et fait prisonnier en juin 1940 à Vannes. Puis il a été envoyé en Allemagne pour travailler dans les fermes. Il n’était pas dans les champs, il a travaillé à l’abattage des cochons et à faire de la charcuterie. Comme il connaissait bien son boulot, il était respecté. C’est ce qu’il nous disait dans ses lettres, c’était rassurant. Il n’est revenu qu’en 1945 ! Mes parents ont pu s’écrire, mais cinq ans c’est tellement long, tellement dur ! Maman a tenu le coup quand même. Elle me disait que l’important était que Papa soit en forme et bien traité. Moi, j’avais du mal à me satisfaire de ça, il me manquait beaucoup. Quand on recevait une lettre, on avait un rituel. Assises à la table de la cuisine, on dépliait la lettre et on la lisait ensemble, serrées l’une contre l’autre. La chaise de papa nous rassurait, comme s’il était un peu là. Cela paraît bête de raconter ça, mais je crois qu’en certaines circonstances on se rassure comme on peut.

    Forcément, la boutique a beaucoup moins bien tourné car les familles ont eu moins d’argent. Et Maman, pour le coup, a vraiment fait beaucoup de crédit à ses clientes, car elle avait bon cœur et elle voulait aider les gens. Quelquefois, elle n’a pas été payée du tout. Mais Papa n’était pas là pour grogner….
     

    Aujourd’hui, on n’a pas idée, mais à l’époque c’était difficile de trouver de quoi s’habiller. On ne trouvait pas du tissu bon marché comme aujourd’hui. J’ai vu des copines venir à l’école vêtues avec de drôles de blouses colorées. Une petite méchante a dit : « Tiens, les filles Monnier, elles sont habillées avec des rideaux ». Et c’était vrai, c’étaient vraiment des rideaux transformés parce que les mamans se débrouillaient avec ce qu’elles avaient. Pour économiser de l’argent, Maman avait détricoté des pulls de Papa et retricoté des gilets pour moi. La couleur ne me plaisait pas trop, mais cela me faisait plaisir parce que cela venait de Papa.


    Nous avons vraiment compris que nous étions en guerre quand nous avons vu les Allemands arriver en troupes et s’installer dans Redon en imposant leurs règles. Ils nous faisaient peur avec leurs uniformes, leurs armes et leur accent sévère. Moi, je leur en voulais personnellement pour l’absence de Papa, car c’étaient eux qui me privaient de lui. On les appelait les Boches, les Chleus, les Schmidts, les Frigolins, les Fritz, et encore d’autres noms que j’ai oubliés. Maman me disait qu’il ne fallait jamais prononcer ces noms-là, que cela pouvait être dangereux, mais avec les copains et copines on ne s’en privait pas. On savait bien où étaient les méchants, les Allemands, et où étaient les gentils, c’est-à-dire nous. Alors ça nous défoulait de les moquer en les appelant les Boches. Un jour un soldat allemand est entré dans la boutique. Maman a réussi à comprendre qu’il voulait acheter de la layette pour l’envoyer à sa nièce, en Allemagne. En partant, il m’a déposé une pièce dans la main, en me caressant les cheveux et en souriant. À dix ans, je ne comprenais pas pourquoi il essayait d’être gentil alors que son pays faisait tant de mal au nôtre. J’ai repensé à cette scène bien des fois, et j’ai compris en grandissant que ce soldat était certainement quelqu’un de bien, mais qu’il était du mauvais côté, qu’il était simplement obligé d’obéir.

    Pendant toutes les années de la guerre, nous avons pu nous nourrir à peu près correctement. C’était le grand avantage de vivre dans des petites communes rurales, avec de la famille dans les fermes, pour avoir des œufs, de la volaille, des légumes. Maman a souvent fait du troc, une poule contre un pan de tissu, du pâté pour un lot de boutons. Mais bien des filles autour de moi avaient du mal à se nourrir, surtout dans les familles d’ouvriers. Certaines avaient une sale mine parce que pas assez nourries, cela faisait de la peine à voir. Je ne souhaite la guerre à personne, c’est terrible.

    [...]

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